🔗 médiation numérique
Le mode d’emploi est une documentation permettant de « décrire un objet technique de manière à rendre intelligible son mode de fonctionnement et l’interaction qu’il suppose avec un utilisateur »[^1]. Il est adressé au grand public (cible très générale) pour leur faire acquérir des compétences techniques spécifiques (réponse à un problème, nouvelle compétence avec l’outil…) et non pour comprendre le fonctionnement de l’objet.
« La plupart des logiciels sont exécutés par des utilisateurs confus agissant sur la base d'informations incorrectes et incomplètes, faisant des choses auxquelles le concepteur ne s'attendait pas »[^4] (p.53)
Le médiateur, narrateur du mode d’emploi s’incarne comme le concepteur de l’objet technique. Il est celui qui a compris l’objet technique dans toute sa complexité matérielle et procédurale (temporel). Or, ça n’est pas d’un technicien dont nous avons besoin pour écrire le mode d’emploi, mais d’un narrateur :
« Passer de la manœuvre (observée ou éprouvée) au mode d’emploi, c’est passer de la chronologie des opérations à la chronologie propre au récit »[^1]
La narration du mode d’emploi est la mise en situation de l’utilisateur.
On se demandera lors de sa rédaction comment établir un rapport sain avec le lecteur (de fait mis en position d’incapacité) et comment traduire clairement un processus, passer du texte au geste.
La conception de l’objet technique va former le mode d’emploi, va prescrire une narration. Faciliter l’usage de l’objet c’est préparer un mode d’emploi plus accessible, c’est minimiser l’apprentissage nécessaire pour l’utilisation de l’objet technique.
Temps d’utilisation
« l’initiation, le perfectionnement, l’aide-mémoire, le dépannage sont autant d’usages différents du mode d’emploi »[^1]
Le mode d’emploi va pouvoir être consulté en différents temps. Beaucoup d’utilisateurs s’estiment déjà formés et capables en autonomie. Ils ne vont donc pas le lire. « Le corollaire de ce phénomène est que si les utilisateurs veulent lire le manuel, ils sont probablement en proie à une sorte de panique et ont besoin d’une aide immédiate »[^3] (p.149). Des utilisateurs ne vont le lire le mode d’emploi que pour dépannage, quand l’interface de la machine n’est plus capable de le guider seule. Les connaissances de l’utilisateur vont également varier au contact de l’objet technique référence. Pour répondre à cette diversité des usages, il nous fait un mode d’emploi modulaire. Différents parties nommées dans le sommaire vont être adaptées à un usage précis.
Dépannage
Dans la partie dédiée au dépannage on va paradoxalement faire appel aux connaissances techniques de l’utilisateur. En parallèle d’explications techniques exhaustives, on va laisser l’utilisateur pallier ses propres spécificités. On pourra également le renvoyer vers d’autres aides.
Lors du dépannage, tous les utilisateurs ne partent pas du même point, ou peuvent être interrompus dans leur démarche. Certains vont reprendre la démarche de mise en route depuis le début ne sachant pas à quel point de la chaîne temporelle du fonctionnement de l’appareil ils se trouvent. D’autres vont se situer et tenter de retrouver leur jalon dans les consignes de dépannage. Il est donc important de représenter cette chaîne temporelle et les démarches possibles depuis chacune.
Programmation de l’action
« le mode d’emploi se définit en particulier par le fait qu’il suppose un temps d’utilisation qui soit distinct du temps d’utilisation du dispositif lui-même »[^1]
Lorsqu’un utilisateur lit un mode d’emploi, on veut contrôler son action. S’il doit lire (pour comprendre) un certain nombre d’étapes avant d’agir, il faut le manipuler à cette fin. On peut aussi installer une ambiance d’apprentissage : « Il vous faut une journée concentrée pour apprendre à utiliser cet outil. C’est complexe, mais on va vous aider. Si vous avez une difficulté, cliquez ici ».
« il faut même, dans certains styles didactiques, s’employer à le faire taire et à l’empêcher d’agir »[^1]
Le médiateur, narrateur du mode d’emploi (qui incarne le concepteur de l’objet technique), doit aussi s’effacer dans la transmission de sa compétence pour que l’utilisateur (qui devient capable) puisse se l’approprier.
« Le fantasme de maîtrise de la transmission, de modelage parfait et contrôlé de l’enfant ou de l’apprenti doit être toujours déçu sous peine de conduire éducateur et éduqué dans une relation pathologique »[^1]
Le médiateur, narrateur est aveugle, « ne sait rien à coup sûr des effets du processus de transmission »[^1]. Il ne peut juger du transfert de ses compétences. Ce transfert est l’équivalent d’une traduction (subjective, imparfaite) plus que d’une transposition (symétrique, aboutie). Les consignes laissées à l’utilisateur laissent de l’inadéquation et du malentendu[^1].
On fait confiance à la capacité de réinterprétation de l’utilisateur.
« Dire la technique, c’est passer d’une structuration technique du monde à une structuration linguistique, deux médiations qui ne sont jamais équivalentes »[^1]
Empathie
Un guidage absolu ne mène pas nécessairement à une bonne traduction, un bon « rapport didactique »[^1]. Notre vocabulaire de transmission est hérité d’autres personnes. On ne s’adresse pas par notre mode d’emploi à nos cousins, mais à un autre mode de compréhension. Il faut donc traduire largement.
« Assurer la transmission, c’est aussi anticiper la trahison probable de ces positions, le refus par l’utilisateur de les tenir »[^1]
Les utilisateurs ont souvent hâte de se jeter dans l’action. Ils décident de se lancer jusqu’à rencontrer un problème et apprennent alors de leurs erreurs via la documentation (qui arrive tardivement dans le processus).
Il faut anticiper une diversité sociale des usages, des littératies, une variabilité du temps dédié à la formation à l’outil et à son usage. On cherche à mettre en scène un usage. On est alors tenté de proposer une diversité des narrations, des expressions pour éviter un dispositif trop particulier. Il est nécessaire de faire attention à l’écriture technique 🔗 employée.
« Il faut parvenir à produire un supposé utilisateur universel à travers cette réduction dans la mesure où chaque situation ne peut être traitée de façon particulière »[^1]
Il va falloir durant la présentation de l’objet faire comprendre un certain nombre de concepts à l’utilisateur. Jim Fisher[^2] évoque un exemple avec l’installateur de logiciel de MacOs, les fichiers .dmg
. Lorsqu’on les ouvre, une fenêtre apparaît avec d’une part l’icône de l’application que l’on souhaite installer et d’autre part l’icône du répertoire des applications. Si on double-clique sur l’une des deux icônes, on ouvre respectivement le logiciel et le répertoire des applications, mais sans jamais installer le logiciel. L’action à réaliser : saisir la première icône pour la lâcher par-dessus la seconde. Les développeurs affichent souvent une flèche « drag and drop » entre les deux.
Ça n’est pas une action simple, elle repose sur des concepts : le fichier .dmg
n’est pas le programme, mais l’installateur ; installer un programme sur MacOs veut dire l’importer dans le répertoire des applications. Aucune action n’est simple et il y aura toujours des gens avec un savoir-faire autre qui pourront se retrouver bloquer face à une explication. Il faut donc varier et ne jamais mettre l’utilisateur en tord. Ainsi, l’indication « drag to install » semble bien plus efficace. Il faut interroger, décrire la complexité 🔗 d’un objet pour pouvoir l’expliquer.
« l’utilisateur doit pouvoir vérifier qu’il a compris les instructions et qu’il les a exécutées correctement […] la documentation doit également mentionner comment l'utilisateur peut vérifier si l'opération a été un succès ou un échec »[^3] (p.153)
Combinaison d’informations
Le plus efficace pour faire comprendre l’utilisation à une personne est de déliver une série d’explications cohérentes, claire et concises, pour mettre en place un système combinatoire 🔗 d’informations. L’utilisateur va pouvoir les appliquer, les mettre en relation (croiser deux proposition pour obtenir sa solution, bifurquer dans sa lecture). On réduit ainsi la quantité d’information tout en ouvrant les possibles. Cela commence dès la conception de l’outil, pour faire de l’interface sa propore documentation 🔗 et le point de départ logique pour l’utilisateur vers sa documentation intérmédiaire.
Si les consignes d’utilisation ne sont pas cohérentes entre elles « l’utilisateur doit apprendre chaque exception séparément »[^5] (p.33).
Verbalisation
On se demandera comment utiliser les bons « marqueurs linguistiques »[^1] pour instaurer une relation didactique, un rapport social unidirectionnel, sans interaction autre que la lecture. L’utilisateur prend quant à lui des décisions unilatérales.
Le discours exposé à l’utilisateur par le narrateur doit être sur ton de l’« assistant plein d’esprit »[^5] (p.46), ni soumis, ni condescendant.
Écrire « le moteur s’arrête quand le manche est placé à la verticale » revient à « annuler rhétoriquement le travail de l’utilisateur, qui reste pourtant indispensable »[^1].
Madeleine Akrich et Dominique Boullier[^1] dressent une liste de positions (ton) concepteur-utilisateur :
- concepteur abstrait : « Mettre le coffret sous tension », avec un vocabulaire neutre et convenu dans les notices d’un domaine ;
- concepteur accompagnant : « Mettons sous tension le coffret », on met en scène un rapport de direction du concepteur vers l’utilisateur, mais en le décrivant comme un geste à deux pour l’adoucir ;
- concepteur directeur : « Mettez le coffret sous tension », pour une relation franche prescriptive et impérative ;
- concepteur met en garde : on interdit des usages pour prévenir une erreur, voire un danger.
« Ces choix rhétoriques se combinent dans un même mode d’emploi, mais dans une proportion limitée : on construit un rapport social en l’inscrivant dans ces styles, et le modèle adopté contraint durablement l’exposition »[^1]
Ils mettent en évidence trois biais dans la rédaction des mode d’emploi :
- Éviter les difficultés de la narration en utilisant un vocabulaire trop technique.
- Parier sur la représentation logique par l’utilisateur de l’objet technique.
- Narrer un espace de manœuvre, représenté par le langage, avec un lecteur engagé dans une panoplie de solutions.
Il ne faut pas confondre ce que l’on est capable d’en dire avec la réalité de l’objet technique. Ce sont deux mondes différents.
« Décrire la transmission des techniques, c’est toujours risquer de la ramener à la description des médiations que l’on a pour la décrire, à savoir le langage »[^1]
Distances
« ces relations [entre un objet et son utilisateur] ne peuvent pas être uniquement décrites sur le registre de la manipulation. Cela est particulièrement sensible dans le cas d’un certain nombre de technologies modernes pour lesquelles le lien entre le geste et le résultat escompté est assez faible, ce qui est dû à l’allongement de la chaîne des intermédiaires auxquels est déléguée la réalisation du programme d’action »[^1]
Les objets techniques numériques instaurent de fait une large distance avec leurs utilisateurs. Ils définissent un « scénario d’interaction »[^1] dans lequel l’utilisateur ne peut intervenir.
L’objet technique est lui-même pris dans un système, en interaction avec d’autres objets techniques. Il est dans un contrôle relatif d’un scénario dont il est un maillon, voire le déclencheur, mais que l’utilisateur n’a pas la capacité de contrôler à travers lui.
🔗 dépendances logicielles
« au travers d’un même objet, plusieurs états ou ‹ postures › de l’utilisateur sont gérés simultanément »[^1]
Hypertexte
L’expérience de l’utilisateur varie selon le support du mode d’emploi. La version matérielle peut être perdue par l’utilisateur. C’est d’autant plus probable qu’il ne le consulte que rarement et décidera peut-être de ne pas le conserver. La version en ligne nécessite de posséder du matériel et des compétences en littératie numérique 🔗 qui nécessite une approche très pointue de l’expérience d’utilisation. Elle permet aussi, de profiter des avantages de l’hypertexte 🔗 d’annoter la documentation 🔗.
La documentation peut aussi être intégrée directement au matériel d’utilisation comme pour une documentation intégrée à l’interface du logiciel 🔗.
[^1]: Madeleine Akrich et Dominique Boullier, Le mode d’emploi : genèse, forme et usage, 1996
[^2]: Jim Fisher, Don’t Say Simply, 2018
[^3]: Jakob Nielsen, Usability Engineering, 1993
[^4]: Paul Heckel The Elements of Friendly Software Design, 1984
[^5]: Wiliam Horton, Designing & writting online documentation, 1990